- BAKI
- BAKIConsidéré comme le «sultan des poètes», B ャ 稜 porta à son point de perfection la poésie turque classique. Poète de Cour et de tradition savante, il nous apparaît plutôt comme un virtuose extraordinaire que comme un grand inspiré. Mais il a su, dans le cadre artificiel que lui imposaient son époque et son milieu, parvenir aux plus hauts sommets du raffinement esthétique et intellectuel.La jeunesseNé à Istanbul, fils d’un modeste muezzin, B ャ 稜 eut une enfance pauvre et fut placé comme apprenti chez un sellier. Il manifesta dès sa jeunesse un goût très vif pour la poésie et attira l’attention des lettrés qui fréquentaient la boutique de son patron. Aussi put-il bénéficier de l’enseignement des écoles coraniques, où les étudiants sans ressources étaient instruits et hébergés aux frais des fondations pieuses. Ce système permettait, dans l’Empire ottoman (et, plus généralement, dans les États musulmans), l’accès des enfants d’humble origine à la plus haute culture traditionnelle.Les études, destinées à former des docteurs de l’islam, ne se limitaient pas à la religion et au droit musulmans. Elles portaient aussi sur les langues arabe et persane et sur la littérature «classique», où la poésie savante jouait un rôle prédominant. B ャ 稜 put donc, tout en poursuivant sa formation théologique et juridique et en se préparant ainsi à une brillante carrière dans la hiérarchie des ulémas, acquérir une vaste et profonde culture poétique et donner libre cours à sa vocation.Il n’y avait, dans la société ottomane, aucune contradiction entre les fonctions religieuses et l’exercice de la poésie, fût-elle d’allure érotique ou bachique. Une convention déjà séculaire, héritée de la tradition persane et diligemment entretenue par les lettrés ottomans, avait en effet systématisé l’interprétation mystique des chants sur l’amour et le vin, ainsi que l’expression de l’élan vers Dieu et des transes du croyant à travers des symboles empruntés au langage de la passion pour les éphèbes et de l’ivresse éthylique. D’où le caractère bien souvent ambigu d’une poésie dont il n’est pas aisé de savoir si elle est profondément religieuse avec une symbolique érotico-bachique, ou si le mysticisme islamique – réalité incontestable et encore bien vivante – n’y sert pas de prétexte pour chanter impunément des plaisirs interdits par les lois coraniques, mais auxquels une partie de la classe dirigeante ne renonçait pas pour autant, non plus que la plupart des souverains.Cette ambiguïté de l’inspiration apparaît dès les premières œuvres de B ャ 稜, composées avant sa vingtième année, alors qu’il étudiait encore. Il était très difficile de renouveler de façon appréciable les genres de la poésie ottomane savante. D’une part, elle était astreinte à des règles formelles aussi complexes que rigides: comme la poésie gréco-latine, elle était fondée sur une métrique opposant les syllabes longues aux brèves, avec des schémas fixes pour les divers types de vers et de strophes; de plus, elle était rimée selon des lois exigeantes. D’autre part, ses sujets étaient bien délimités par la tradition, et il n’était pas question pour le poète de se laisser aller à la fantaisie de ses pensées ou de ses goûts: eût-il, par exemple, été un musulman sincère mais sans exaltation, aimant une femme et s’abstenant de toute boisson fermentée, qu’il devait quand même, sous peine de n’être pas considéré comme un poète vraiment lettré, chanter les délices et les angoisses de la communion mystique, s’extasier sur les beautés d’un éphèbe et lui déclarer un fol amour, vanter les vertus du vin et les joies de l’ivresse. Restait un seul domaine où un poète de talent pouvait affirmer sa personnalité et s’affranchir de toute imitation étroite: celui du style.C’est là, précisément, que B ャ 稜 a brillé, dès sa jeunesse, d’un éclat sans pareil. Ayant acquis de bonne heure une profonde érudition dans les «humanités» arabes et persanes de son temps, connaissant aussi parfaitement bien (ce qui était plus rare dans le milieu des ulémas) les ressources propres de la langue turque, il disposait d’un vocabulaire d’une immense richesse, qu’il savait manier avec virtuosité, conscient des nuances les plus fines, expert à jouer des sens divers d’un même mot: cela lui permettait de surpasser tous ses prédécesseurs dans la composition, alors tant appréciée, de vers à significations multiples. Il était, de plus, homme de goût, sensible à la musicalité des mots, fuyant la lourdeur et la cuistrerie et parvenant à donner à ses élaborations les plus savantes un air de simplicité et de naturel.Le poète du sultanEncouragé par le poète Z t 稜 (1471-1546) et très apprécié de ses professeurs pour son intelligence et son talent poétique, B ャ 稜, que tous ses biographes décrivent comme fort ambitieux, réussit à obtenir la protection du fonctionnaire le plus élevé de la hiérarchie islamique ottomane, le cheikh ul-Islam Ebussou’oud Efendi (né en 1491 et qui occupa cette très haute fonction de 1548 à sa mort en 1575). Plus tard, celui-ci le présenta à Ali pacha, dit «Sèmiz», «le Gras» (mort en 1565), alors grand vizir (depuis 1561), dont il devint un des familiers. À son tour, Ali pacha le présenta au sultan Soliman le Magnifique (1494-1566, régnant depuis 1520), qui fit de lui son compagnon et son poète favori, le nommant müderris (professeur de haut rang) à la mosquée de Mourad pacha.C’est la période la plus brillante de la vie de B ャ 稜, à qui le souverain, poète lui-même, commandait des répliques, sur le même sujet et dans le même mètre, de ses propres compositions. L’étudiant besogneux était devenu poète du sultan et surnommé «sultan des poètes». Il traitait avec une virtuosité jamais atteinte les thèmes classiques de la poésie de cour: l’amour de Dieu, du Prophète... et des éphèbes; l’ivresse mystique... et celle du vin. Dans ce genre éminemment ambigu, il était, plus que jamais, un maître de l’équivoque, admiré de tous pour ses vers à double, triple ou quadruple sens, sur l’intention profonde desquels on discute encore aujourd’hui – bien en vain, selon nous.Mais un événement historique, qui le frappa dans son affection et dans sa carrière, vint enfin lui apporter un sujet d’une incontestable authenticité et l’occasion dramatique d’un chef-d’œuvre qui est un des sommets de la littérature ottomane: la mort, en 1566, après un règne glorieux de quarante-six années, du sultan Soliman («le Législateur» pour les Turcs, «le Magnifique» pour l’Occident). B ャ 稜 composa son élégie funèbre (mersiye ), poème d’une harmonie majestueuse et d’une tristesse sincère, bien que d’un style orné, souvent précieux, qui déroute le lecteur moderne.Le temps des disgrâcesLe fils et successeur de Soliman, Sèlim II (1524-1574), plus adonné à la boisson qu’aux belles-lettres, n’avait que faire de B ャ 稜 et l’éloigna de sa cour. Mais le poète garda la protection de l’homme fort de l’époque, Sokollou Mehmed pacha, né en 1506, grand vizir de 1564 à 1579, qui le fit nommer müderris à la grande mosquée Suleym niyeh. Quand Mourad III (1546-1595), à la mort de son père Sèlim II, monta sur le trône en 1574, Sokollou Mehmed pacha, bien qu’en relation tendue avec le nouveau souverain, resta au pouvoir et continua de protéger B ャ 稜. Il ne put toutefois, au début du règne, empêcher la disgrâce passagère du poète, qui fut démis de ses fonctions de professeur. Il le fit assez rapidement réintégrer, mais à Andrinople, puis il le fit nommer à un poste de magistrat aussi lointain qu’honorifique, celui de cadi de La Mecque.Par la suite, B ャ 稜 revint dans la capitale comme cadi d’Istanbul, et, franchissant les échelons de la hiérarchie, fut successivement placé à la tête des magistratures d’Anatolie et de Roumélie. Il espérait bien, sous le règne de Mourad III (né en 1567, sultan de 1595 à 1603), accéder au rang le plus élevé et devenir cheikh ul-Islam. Mais un rival lui fut préféré par le souverain. B ャ 稜 mourut peu après, de dépit assure-t-on, en 1600, terrassé dans une crise de colère.Le recueil de ses œuvres (D 稜v n ), transmis par de nombreux manuscrits, fut connu en Occident, à partir de 1825, grâce à la traduction allemande de J. von Hammer. En Turquie, B ャ 稜 est honoré comme un des plus grands poètes nationaux, bien que l’évolution considérable de la langue et du goût littéraire le rende, de nos jours, difficilement compréhensible.Baki(Mahmud Abdül, dit) (1526 - 1600) poète turc, auteur d'un célèbre Diwan, recueil d'odes, de poèmes lyriques et d'oraisons funèbres.
Encyclopédie Universelle. 2012.